La mixité sociale dans l’enseignement supérieur

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Posté sur mai 01 2019 11 minutes de lecture
La mixité sociale dans l’enseignement supérieur
© Illustration Sandra Jabr
J’ai ressenti quelque chose d’étrange dans la première semaine qui a suivi mon inscription à la faculté de pédagogie de l’Université libanaise, à l’automne de l’année 1966. Nous n’étions pas nombreux en classe, mais pas un seul de mes quinze collègues ne me ressemblait. Aucun d’entre eux ne connaissait mon village Chaqra, situé au sud du Liban. Je ne connaissais pas non plus leurs villes et villages natals. Ils étaient venus de Kousba et Bechmezzine, dans le Koura, Kefraya, Hasbaya, Tripoli, Mazraa, Achrafieh et Aley…
Ils étaient sunnites, chiites, orthodoxes, maronites, catholiques et druzes. Puisque les enseignants étaient eux-aussi issus de différents milieux géographiques et communautaires, la diversité était alors devenue la caractéristique de la classe et de la faculté de pédagogie. Cette diversité proférait dans la salle de cours une certaine chaleur qui émanait de la différence dans les opinions, de la multiplicité des points de vue et de la curiosité de connaître l’autre.
 
 
La chaleur de la classe
Souvent, les personnes qui se ressemblent ne se soucient pas de ce que disent leurs collègues, professeurs ou étudiants puisqu’ils s’y attendent. Et s’ils y prêtent attention, c’est parce que quelqu’un a conjuré un autre imaginaire et l’a attaqué, il est alors applaudi, ou encore parce que quelqu’un a émis une opinion différente de la leur, qu’ils s’empressent de dénoncer. Les personnes qui se ressemblent préfèrent le discours normatif.
Je n’ai réalisé l’importance de la diversité dans une classe et la dynamique qu’elle lance qu’après être revenu à la faculté de pédagogie en tant qu’enseignant pour l’année universitaire 1977-1978. C’était dans le même bâtiment, dans le quartier de l’Unesco. L’Université libanaise était alors divisée en plusieurs sections. Aussi, l’endroit où j’avais étudié était devenu « faculté de pédagogie - section I ». Le milieu y était devenu très homogène : des fonctionnaires musulmans, des enseignants musulmans et des étudiants musulmans (95 %). La section II par contre était située dans la région de Raouda, à Dékouané et était à majorité chrétienne au niveau de l’administration, des enseignants et des étudiants (95 %).
Lorsque j’ai commencé à donner des cours aux étudiants en master, j’ai réalisé la différence qui existe entre une classe homogène et une classe mixte. Les cours de master étaient dispensés dans le bâtiment mixte du rectorat, à Furn el-Chebback. Des étudiants diplômés des deux sections s’y étaient inscrits. Je me rappelle avoir choisi ce jour-là, dans le cadre de la matière de méthodologie de recherche éducationnelle, un sujet sur la pratique religieuse (et les moyens de la mesurer). Dans la classe, se trouvaient des croyants et des non-croyants, des musulmans, des chrétiens et des druzes, une religieuse, ainsi que des partisans et des non-partisans. Alors que les cours de licence à la section I s’étiraient en longueur, dans les cours de master, nous oubliions toujours que la période était terminée, tellement le débat était chaud. On y participait avec enthousiasme et on était curieux des découvertes successives des différentes significations, non seulement au niveau des étudiants, mais surtout entre les faits et les positions d’une part, et entre les perceptions et les idées préconçues et stéréotypées d’autre part. Souvent, les discussions enflammées se poursuivaient après le cours, jusqu’au bout du couloir.
Générer des idées
Toute mixité, quelle que soit sa nature, est source d’utilité pour tous, qu’elle soit entre les régions, les communautés, les religions, les races, les couches sociales ou même entre les deux sexes, alors que le cloisonnement, quelle que soit sa nature, est handicapant sur le plan émotionnel et intellectuel. D’ailleurs, les civilisations ne se sont développées que grâce à la mixité entre les humains, au brassage, à l’interaction et aux échanges intellectuels. Les principes des droits de l’homme sur l’égalité des chances ou les principes de la justice sociale concernant la nécessité de donner plus à ceux qui en ont moins ne sont que des lignes directrices de cette idée de mixité entre les humains et de la nécessité de garantir leur dignité en tant qu’hommes.
À la faculté de pédagogie, jusqu’à la moitié des années 1970, la cafétéria et la salle de conférences étaient tout aussi importantes que les cours. C’est ce qu’on pouvait appeler le cursus parallèle. Celui-ci était libre et ouvert à tous ceux qui participaient activement à sa mise en place, à son application et à sa modification, qu’ils furent étudiants, enseignants ou administrateurs. À cette époque, il y avait la gauche et la droite, des partisans et des sympathisants. Il y avait des conservateurs et des libéraux, des traditionnels et des modernistes. Des hommes et des femmes. D’une même génération. Comme les étudiants se consacraient aux études, grâce à des bourses octroyées par l’État, ils passaient leur temps à la faculté dans les cours, à la cafétéria et dans la salle de conférences. Dans ce climat mixte, on côtoyait la connaissance, l’interaction et l’échange des idées. De même, ont émergé des courants artistiques, intellectuels, politiques ainsi que des courants de jeunesse qui n’auraient pas pu voir le jour sans cette mixité. C’est ici qu’est né le « Mouvement de l’éveil » estudiantin, qui était formé au départ d’étudiants chrétiens insurgés contre le parti Kataëb. Par la suite il s’est métamorphosé en mouvement de gauche non-communiste. Le mouvement s’est engagé dans les activités estudiantines, syndicales et nationales et s’est répandu dans d’autres universités. C’est ici qu’ont émergé de nouvelles écoles de littérature et de poésie, qui ont été mises en avant lors des rencontres et des conférences qui avaient fleuri à la faculté. De cette génération mixte est née par la suite la Ligue des enseignants à plein temps de l’Université libanaise. Cette génération a procuré à la Ligue une organisation mixte, lui a procuré une certaine immunité durant la guerre et lui a permis de survivre jusqu’à nos jours.
Après la division de l’Université libanaise en plusieurs sections, les nouveaux étudiants se sont impliqués dans le nouveau conflit politique et l’Union des étudiants de l’Université libanaise (mixte) a été dissoute et n’a plus vu le jour. Idem pour le Mouvement de l’éveil qui avait joué un rôle dans la formation de cette union estudiantine. À sa place ont éclos des conseils estudiantins propres à chacune des sections. Ces conseils se succèdent à eux-mêmes, avec ou sans élections. À chaque section son cursus parallèle, cloisonné, qui se répète avec des slogans et des cérémonies propres à chaque partie politique qui la domine.
La mobilité sociale
La mixité entre les différents groupes et les couches sociales fait pencher l’agenda des étudiants, des enseignants et de l’administration vers des questions générales, alors que le cloisonnement sur un groupe politique mono-identitaire favorise le radicalisme dans la défense identitaire et renforce le système de protection. Cela se fait aux dépens des critères de compétence et du mérite, ce qui entraîne une baisse du niveau de l’enseignement et un amenuisement des chances d’une mobilité sociale, dans le sens où ceux qui se trouvent au bas de l’échelle voient s’amenuiser leurs chances d’accéder à un niveau supérieur sur le plan éducatif et social.
Dès 1966, le rapport du sociologue américain James Coleman avait montré comment la mixité dans les écoles publiques aux États-Unis entre les étudiants noirs (les plus pauvres) et blancs a été bénéfique aux étudiants noirs, beaucoup plus que ne l’ont été les écoles qui leur sont réservées. C’est que la mixité augmente les chances de l’enseignement entre pairs. J’ai abouti aux mêmes résultats dans le cadre d’une étude que j’ai menée en 1980 sur l’enseignement et la mobilité sociale dans la ville de Saïda. De même, une analyse de la distribution des étudiants de l’Université américaine de Beyrouth, à l’époque où la Fondation Hariri offrait des bourses universitaires aux étudiants aux faibles revenus (dans les années 1990), a montré que la structure sociale de l’université a changé au niveau des classes sociales. À cette époque également, une étude menée sur les étudiants au Liban a montré que l’Université américaine de Beyrouth avait le plus grand nombre d’étudiants mixtes chrétiens et musulmans, comparée à toutes les autres universités privées et à l’Université libanaise. Je ne dispose pas de données documentées sur la situation actuelle des universités.
De nos jours, il existe de nombreuses initiatives pour assurer une mixité des classes sociales, et par là même une mobilité sociale. En effet, depuis plusieurs années, le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur donne des bourses entières aux élèves qui réussissent avec mention aux examens secondaires. Ce qui a un effet similaire sur le plan social. Au nombre des « initiatives » les plus importantes restent le concept des « facultés unifiées » à l’Université libanaise. Ce sont des facultés qui n’ont pas de sections. On y est accède par le biais d’un concours. La compétition entre les concurrents est féroce. C’est pourquoi elles ont assuré une mixité entre les communautés et entre les classes sociales. Il s’agit d’une preuve supplémentaire de la relation entre la mixité sociale, l’ouverture sur les valeurs, la qualité de l’enseignement et la mobilité sociale.
Ces expériences réussies restent cependant limitées dans leurs genres, d’autant que les étudiants des « facultés unifiées » n’ont constitué pendant l’année universitaire 2016-2017 que 4,7 % de l’ensemble des étudiants de l’Université libanaise. Il n’en reste pas moins qu’elles méritent qu’on réfléchisse à ses principes et qu’on pense à les adopter dans la politique générale de l’État libanais, que ce soit au niveau de l’enseignement privé ou de l’Université libanaise.
L’université rassemble
C’est ce que ce mot signifie en langue arabe (jamaa). En langue latine toutefois, elle fait référence à l’« ensemble » (universitas, universus).
Depuis les années 1990, les universités privées inaugurent des succursales dans telle ou telle région. À l’Université libanaise, il est si courant d’inaugurer des succursales et des sections dans les régions, au point qu’elle en compte aujourd’hui soixante-huit. Et ce dans l’intention de « servir le public », ce qui va à l’encontre du sens de l’université. Les universités privées qui ouvrent des succursales cherchent des clients, dans le sens économique du terme, et l’Université libanaise cherche des clients, dans le sens politique du terme.
Dans le secteur privé, l’université suit ses clients potentiels dans leurs villes et villages. Elle leur assure un enseignement « fait à la hâte » et à « des prix abordables ». Le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, par contre, continue d’accorder des permis et d’éviter tout contrôle pour satisfaire les personnes influentes qui sollicitent ce service. Celles-ci utilisent l’université soit à des fins commerciales soit pour servir des groupes. Et dans les universités de groupes, on « facilite » l’enseignement aux étudiants pour leur assurer une mobilité sociale qui soit, dans la mesure du possible, intercommunautaire ou encore pour produire une élite communautaire.
Au lieu que l’Université libanaise ne construise un complexe universitaire au Nord, à titre d’exemple – ou même au Liban-Sud ou dans la Békaa – doté des bâtiments et des équipements nécessaires, qu’elle y embauche les meilleurs enseignants et qu’elle assure des aides aux étudiants aux ressources limitées venus des régions lointaines, elle ouvre des sections dans les villages, qui répondent aux conditions les plus basses. Le motif invoqué reste celui de l’État qui dessert les habitants dans les régions lointaines. Alors que le motif non déclaré reste la volonté d’investir ce travail dans un objectif politique. C’est ce que suggèrent d’ailleurs les grandes foules politiques qui saluent ce qui a été inauguré. De plus, il s’agit d’une occasion pour les hommes politiques de nommer des enseignants et des directeurs de sections et d’inscrire des étudiants, afin de gagner la loyauté des habitants de la région. Il s’agit d’une démarche populiste, si l’on peut dire.
L’Université, après avoir rassemblé ceux qui sont différents, doit assurer un nouvel espace dans lequel l’étudiant constate qu’il se trouve dans un monde nouveau avec des horizons nouveaux. L’université n’est pas une école supérieure dans un même environnement. Les diplômes que délivre l’université doivent avoir une valeur professionnelle et intellectuelle. L’université n’est pas un institut supérieur pour l’enseignement technique. Ce n’est pas une spécialisation. C’est un endroit où l’étudiant apprend une spécialisation tout en tissant de nouvelles relations et en faisant la connaissance de nouvelles personnes. C’est un endroit qui doit assurer un espace assez important dans le temps et le lieu pour que l’étudiant interagisse avec ses camarades dans le cadre de vraies activités (le cursus parallèle), au nombre desquelles la rencontre entre des personnes des deux sexes. Sinon, comment l’université contribuera-t-elle à élever le capital social de ses diplômés en comparaison avec les diplômés des classes secondaires ? Et comment contribuera-t-elle au changement social ?

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