Le transport vers un Liban plus juste

salam wa kalam website logo
trending Tendance
Posté sur sept. 08 2022 par Ghida Ismail, Analyste de recherche et de statistiques 11 minutes de lecture
Le transport vers un Liban plus juste
Adra Kandil
“Il y a probablement moins de chauffeurs de taxi dans les rues, et si le prix de la course augmente encore à cause de la hausse du prix du carburant, j’arrêterai de travailler parce que je n’aurai plus de clients”, a déclaré Jamal, qui conduisait une voiture de taxi partagée, également appelée “service”, faisant partie d’un système largement auto-organisé et non réglementé assurant un transport abordable aux habitants de Beyrouth. Ayman, un autre chauffeur de taxi, a expliqué que lorsque les clients n’ont pas les moyens de payer la course, il accepte de les prendre à un tarif inférieur s’ils vont dans la même direction que lui. “Dieu nous rendra justice en retour”, a-t-il dit.

La combinaison de la suppression des subventions cruciales sur les carburants dans un contexte de crise économique, de la hausse mondiale des prix des carburants et de l’insuffisance des mesures visant à soutenir le réseau informel de taxis et de bus/fourgonnettes, qui est le seul fournisseur de transport au public, s’est traduite par une augmentation constante du prix des courses. À leur tour, les résidents considèrent que leur capacité à s’offrir un transport est entravée, ce qui réduit leur demande et entraîne la paralysie des transports publics dont la durabilité dépend de la demande des usagers.

Fondamentalement, le fait de ne pas s’attaquer à ces obstacles à un transport abordable fait courir aux Libanais le risque de perdre leur droit à la mobilité et, partant, leur accès aux opportunités socio-économiques et politiques. Bien qu’Ayman soit convaincu que la justice finira par être rendue aux personnes qui, comme lui, ont été durement touchées par la crise économique, la paralysie des transports menace au contraire la justice distributive, retardant ainsi la réalisation d’une justice sociale plus large. 

Pourquoi la menace pour la mobilité est-elle une question de justice distributive ? 

La justice distributive traite de la répartition équitable des avantages et des charges dans la société et a historiquement englobé la réduction de l’inégalité des chances. Alors qu’elle était auparavant traitée comme une idée non spatiale, elle a plus récemment pris une dimension spatiale par la reconnaissance de l’accessibilité (aux services, aux espaces, aux marchés du travail, aux ressources, etc.) comme nécessaire à la promotion de l’égalité des chances et au développement d’autres capacités et choix (Pereira, 2017). En tant que principal moteur de l’accessibilité, la mobilité joue un rôle déterminant dans la promotion de l’égalité des chances et, donc, de la justice, de manière plus générale. 

Historiquement, l’accessibilité par la mobilité a joué un rôle central dans l’élargissement des choix et des opportunités des résidents libanais (Kassir, 2010). Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, le développement de Beyrouth, qui est passée d’une petite ville de six mille habitants à une importante ville commerçante, a été largement favorisé par l’amélioration de la mobilité et de l’accessibilité des personnes. Cette mobilité accrue a permis aux gens de migrer des montagnes vers Beyrouth, à la recherche de meilleures opportunités économiques et de contribuer à son développement économique et social, tout en gardant leurs liens avec les montagnes. En outre, au lendemain de la guerre civile libanaise, la mobilité urbaine était essentielle pour reconnecter une ville divisée et rétablir la vie urbaine quotidienne (Assaf, 2020). 

Pourquoi les transports publics sont-ils essentiels ? 

Les transports publics jouent un rôle central dans la garantie d’une distribution juste et équitable de la mobilité et de l’accessibilité. Dans le cas du Liban, le réseau informel de transport public a été crucial pour assurer l’inclusivité sociale et économique du développement urbain et des opportunités. “La voiture a permis la démocratisation du transport, puisqu’avec le système des taxis partagés, les routes étaient accessibles aux personnes de toutes les bourses”, a écrit feu Samir Kassir dans son livre intitulé Beyrouth, largement salué comme l’histoire définitive de la ville. 

Dans les années 1970, en tant que principal fournisseur de transport abordable au Liban et garant de la mobilité des résidents et de leur accès aux opportunités, le réseau informel de voitures de taxi et de bus représentait 80 % des déplacements quotidiens (PNUEH et CESAO, 2021). 

Néanmoins, l’investissement dans l’amélioration du réseau informel de transport public avait fini par être relégué à la fin des priorités des autorités. Après les 15 ans de guerre civile libanaise, le réseau de transport public a été largement absent des efforts de reconstruction et la plupart des investissements ont été concentrés sur les infrastructures physiques, 24 % de toutes les dépenses d’infrastructure du Centre du développement et de la reconstruction (CDR) entre 1990 et 2017 y ayant été consacrées (contre 5 % pour l’électricité et 9 % pour l’éducation) (CDR, 2017). Des investissements importants dans les réseaux routiers ainsi que la disponibilité de prêts automobiles à faible taux d’intérêt ont renforcé la prédominance des voitures dans les rues du Liban, et en 2009, les voitures privées représentaient 80% des déplacements quotidiens (PNUEH et CESAO, 2021). 

Il est important de noter que les transports publics informels, bien que négligés par les autorités et présentant de nombreuses déficiences en conséquence, sont restés le seul moyen de transport abordable pour les résidents du Liban. Ces derniers ont largement servi les résidents à revenus faibles et moyens qui n’ont pas accès à d’autres options pour leurs déplacements quotidiens, y compris vers leurs lieux de travail (Moussawi, 2016).

La forte dépendance à l’égard de la voiture a non seulement entraîné des coûts sociaux élevés, notamment un impact néfaste sur l’environnement, la congestion, le bruit et l’état des routes, mais elle a également détourné le soutien financier du réseau de transport en commun existant. La forte utilisation de la voiture au Liban, plus de trois fois supérieure à la médiane mondiale (Hijazi, 2021), implique qu’une partie importante des 3 milliards de dollars américains dépensés annuellement par le gouvernement pour subventionner le carburant (Reuters, 2021), en plus des investissements substantiels dans les infrastructures routières, a été consommée par des voitures privées, plutôt que d’être dépensée pour améliorer la qualité et l’efficacité du réseau de transport public informel pour l’usage de tous. 

En tant que tel, le modèle économique et urbain existant a rendu la mobilité très accessible à ceux qui possédaient leur propre voiture privée, au détriment de la mobilité efficace de ceux qui ne pouvaient pas se permettre d’avoir leur propre voiture privée. Cela a légitimé une différenciation dans la capacité des gens à accéder aux espaces et aux ressources du Liban et a entravé l’accès équitable aux opportunités et à la justice distributive. 

Comment la crise actuelle a-t-elle aggravé la situation ?

La crise économique n’a fait qu’aggraver les choses, car le manque d’attention accordée aux transports publics au Liban, en pleine crise du carburant, a fait que les tarifs des courses de transport sont devenus un lourd fardeau pour les salaires des navetteurs, dont la valeur a chuté alors que l’inflation dans le pays dépassait 200 %. L’OIT a estimé que près des trois quarts des individus dans le pays vivent dans une situation de vulnérabilité des revenus (Nassar, 2021), avec moins de 706 050 LL par mois, ce qui équivaut à moins qu'une seule course en taxi partagé au tarif actuel de 50 000 LL. Pendant ce temps, comme l’inflation continue de réduire le pouvoir d’achat des travailleurs qui gagnent en monnaie libanaise, l’entretien d’une voiture privée est également devenu de plus en plus coûteux pour eux. 

Parallèlement, les conducteurs de véhicules de transport partagé ont de plus en plus de mal à couvrir leurs dépenses de base en raison de la forte augmentation du prix du carburant (AP News, 2022). L’incapacité du marché à se stabiliser à un tarif de transport qui garantirait la capacité de paiement des navetteurs sans compromettre la capacité des conducteurs à joindre les deux bouts, menace de paralyser le réseau de transport public informel au Liban.

La Commission économique et sociale des Nations unies pour lAsie occidentale (CESAO) a estimé qu’en 2021, 82 % de la population libanaise vivait dans une pauvreté multidimensionnelle, qui prend en compte des facteurs autres que le revenu, comme l’accès à la santé, à l’éducation et aux services publics (CESAO, 2021). La paralysie du réseau de transport public informel résultant de sa négligence systématique et soutenue dans les réponses politiques ne fera qu’empirer la situation en aggravant l’exclusion d’une grande partie de la population libanaise de l’accès aux ressources et aux opportunités offertes par la mobilité, y compris le vote, et en entravant leur capacité à améliorer leur situation. Ce qui vaut, c’est que les pauvres et les personnes de la classe moyenne inférieure les plus susceptibles de voir leur pouvoir d’achat diminuer et de subir les pires impacts de la crise, sont les plus susceptibles de ressentir l’impact de la paralysie des transports publics et de souffrir d’une mobilité restreinte au quotidien. À cet égard, le fait de ne pas soutenir et investir dans le transport public informel au Liban renforce les disparités sociales et contribue à la distribution inégale des dommages causés par la crise.

Comment aborder la question ? 

Les mesures visant à soutenir, maintenir et améliorer le réseau informel de transport public sont donc essentielles pour préserver la mobilité équitable des personnes, l’accès aux opportunités et rapprocher la société libanaise de la justice distributive. 

À plus court terme, les mesures officielles pourraient inclure des subventions ciblées sur les moyens de transport collectifs, à savoir les taxis partagés et les bus/fourgonnettes, qui permettront au marché de se stabiliser à un taux abordable pour les usagers et rentable pour les conducteurs. 

À plus long terme, le Programme des Nations unies pour les établissements humains (PNUEH), dans le Guide for Mainstreaming Transport & Mobility in Lebanon’s National Urban Policy (Guide pour l’intégration du transport et de la mobilité dans la politique urbaine nationale du Liban) (PNUEH, 2021), préconise l’élaboration d’un plan de transport national pour orienter le développement du secteur des transports vers des modes de transport plus durables, intégrés et inclusifs. Il souligne également le caractère essentiel d’une autorité centrale de régulation responsable de la planification, du développement et du suivi du secteur des transports. Le guide insiste sur la création de mécanismes institutionnels permettant la participation des citoyens à la planification des transports urbains, avec des mécanismes qui tiennent compte des demandes et des besoins du public ainsi que du travail des ONG et des experts qui ont fait activement pression pour l’amélioration des transports publics au Liban. 

Une réponse juste à la crise et une approche du transport au Liban ne devraient pas consister à permettre à certaines personnes de bénéficier d’une plus grande accessibilité que d’autres, mais plutôt à minimiser l’inégalité des chances et à assurer une distribution plus équitable des avantages et des inconvénients dans la société libanaise. Dans son livre Infrastructures of Empire and Resistance (Infrastructures de l’empire et de la résistance), l’historienne américaine Deborah Cowen s’interroge : “La réparation des infrastructures pourrait-elle être un moyen de réparer la vie politique de manière plus générale ?”. Il convient de se demander si cela pourrait être le cas au Liban.

Références : 

Pereira, R., Schwanen, T., et Banister, D. (2017). Distributive justice and equity in transportation (Justice distributive et équité dans les transports). Transport Reviews. 

Kassir, S. (2010). Beirut (Beyrouth). University of California Press. 

Assaf, C. (2020). Social Innovation: Utopia of (Re)shaping the Culture of Mobility in Beirut (L’innovation sociale : Utopie de (Re)façonner la culture de la mobilité à Beyrouth). Supervisé par Pieter Van den Broeck et Christine Mady. Issuu.

PNUEH. (2021). Guide for Mainstreaming Transport & Mobility in Lebanon’s National Urban Policy (Guide pour l’intégration du transport et de la mobilité dans la politique urbaine nationale du Liban).

PNUEH et CESAO. (2021). State of the Lebanese Cities - Governing Sustainable Cities Beyond Municipal Boundaries (État des villes libanaises - Gouverner des villes durables au-delà des frontières municipales). 

Reuters. (2021). Lebanese central bank effectively ends fuel subsidy (La banque centrale libanaise met effectivement fin à la subvention du carburant).

Conseil du développement et de la reconstruction. (2017). Environmental and Social Impact Assessment (ESIA) for the Bus Rapid Transit System between Tabarja and Beirut and Feeders Buses Services (Étude d’impact environnemental et social pour le système de transport rapide par bus entre Tabarja et Beyrouth et les services de bus de rabattement).

Moussawi, H. (2016). Claiming the right to the city through informal practices? The case of informal public transport in Beirut (Revendiquer le droit à la ville à travers des pratiques informelles ? Le cas des transports publics informels à Beyrouth). Serie (iv-1a). Conférence internationale Contested_Cities.

Hijazi, S. (2021). Les transports collectifs, éternels sacrifiés du système libanais. L’Orient Le Jour. 

Nassar, F., Hague, S., et Sayegh, W. (2021). Raising the Alarm : Pauvreté et vulnérabilité omniprésentes au Liban (Tirer la sonnette d’alarme : Pauvreté et vulnérabilité omniprésentes au Liban). Le Centre libanais d’études politiques (LCPS). 

AP News. (2022). Lebanon’s taxi, bus and van drivers block roads in protest (Les chauffeurs de taxi, de bus et de fourgonnettes du Liban bloquent les routes en signe de protestation).

CESAO. (2021). Multidimensional poverty in Lebanon (2019-2021): Painful reality and uncertain prospects (Pauvreté pluridimensionnelle au Liban : une réalité douloureuse et des perspectives incertaines). 

Cowen, D. (2017). Infrastructures of Empire and Resistance (Infrastructures de l’empire et de la résistance). Verso.

A+
A-
share
Voir également
juin 15, 2025 par Zainab Ghazi
juin 15, 2025
par Zainab Ghazi
juin 07, 2025 par Zahraa Ayyad, Journaliste
juin 07, 2025
par Zahraa Ayyad, Journaliste
juin 22, 2025 par Rowan Mehanna, Journaliste
juin 22, 2025
par Rowan Mehanna, Journaliste
Les plus vues ce mois-ci
juin 22, 2025 par Rowan Mehanna, Journaliste
juin 22, 2025
par Rowan Mehanna, Journaliste
juin 20, 2025 par Jad Fakih, Journalist
juin 20, 2025
par Jad Fakih, Journalist
Charger plus