Une lecture verticale de la crise du secteur éducatif

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Posté sur déc. 09 2020 par Samir Skaini, Journaliste 9 minutes de lecture
Une lecture verticale de la crise du secteur éducatif
@Adra Kandil
Une évidence d’abord, et un constat. L'effondrement auquel nous assistons a affecté tous les secteurs de l'État sans exception, quoique dans des proportions variables ; mais une attention particulière a été accordée à certains d’entre eux, leur offrant plus de possibilités de résilience.

Une évidence d’abord, et un constat. L'effondrement auquel nous assistons a affecté tous les secteurs de l'État sans exception, quoique dans des proportions variables ; mais une attention particulière a été accordée à certains d’entre eux, leur offrant plus de possibilités de résilience.

Le secteur le plus touché, celui dont la mission est la plus compromise, est sans doute celui de l'éducation. D’ailleurs, historiquement, ce secteur a toujours été marginalisé au Liban, cette marginalisation se renforçant après l'accord de Taëf. Il est cependant regrettable que les entraves se soient multipliées avec cette crise, alors qu’on aurait pu développer des plans stratégiques pour le sauver. Et même quand certaines instances politiques ont voulu apporter un soutien à ce domaine, cet appui s’est fait de façon sélective, aux dépens du secteur public, alors que le contraire aurait dû se passer. Ou, qu’au moins le développement des deux secteurs aille de pair.

Les signes avant-coureurs de la crise du secteur de l’éducation se sont manifestés avec évidence à divers niveaux : celui des droits les plus élémentaires des étudiants, comme celui des engagements les plus fondamentaux en matière de politique éducative, en passant par tous les autres points intermédiaires. Dans notre article, nous tenterons d'éclairer progressivement et de façon pyramidale la plupart de ces aspects.

 

L’autorité de l’État et les secteurs publics

Nul n’ignore que l'éducation ne fait pas partie des priorités des autorités en place. Il n’est qu’à examiner (par exemple) l’évolution du budget de l'Université libanaise, pour le constater. Au lieu de progresser, ce budget a reculé de 210 milliards de livres, entre 2005 et 2014. Il est aujourd’hui d’environ 370 milliards de LL.

Indépendamment des chiffres, le secteur de l'éducation n’est pas considéré, dans la logique prépondérante, comme un secteur productif. Le plus souvent, l'accent est mis sur les secteurs bancaire et touristique (qui s’adossent à une économie de rente), ou bien l’on parle de l'agriculture et de l'industrie, qui sont tenues pour être les moteurs de l'économie productive. Par contre, le secteur de l'éducation qui est pourtant au cœur du processus de « production » est ignoré, alors même que l'étudiant doit être considéré comme une valeur cognitive capable à la fois de se développer et de développer la société.

 

Les stratégies administratives universitaires : la politique de l’hameçon

Sans l’avouer explicitement, les Université privées ont eu recours à ce qu’on appelle la « politique de l’hameçon ». Elles ont donc annoncé (comme de juste) qu’elles ne modifieront pas, en l’ajustant au taux de change flottant du dollar, les frais universitaires. Elles ont donc publié des circulaires déclarant que le dollar continuerait d’être calculé à son taux antérieur (1 500 LL), mais ont conditionné cette décision au droit de réviser ce taux au second semestre. En clair, l'administration universitaire allait fixer les frais du premier semestre au taux officiel et ajuster celui du second semestre (probablement au taux de la plateforme officieuse, soit 3900 L.L.), de sorte à compenser – et largement – ceux du premier. Pris à cet hameçon, l’étudiant qui voudrait poursuivre son année universitaire n’aurait d’autre choix que d’en assumer les frais aux conditions de l’université.

 

Les professeurs doublement exploités

L’on entre ici dans la catégorie des personnes directement lésées. En effet, une partie des professeurs n’est pas formée à l’enseignement en ligne, ayant été des décennies durant prisonnière des mêmes programmes monotones. En revanche, une autre partie y est préparée, mais assume (sans aucune allocation supplémentaire) la responsabilité de la mise à jour des cours pour combler le fossé énorme entre les exigences de l'enseignement à distance et le matériel existant. C'est là ce qui, normalement, devait figurer au cœur des tâches du ministère de l’Éducation bien avant l'époque du coronavirus. Sans parler des implications de l'approche intégrée de l'éducation, en termes de risques sanitaires ou de la prolongation des parts d’enseignement, sans que les salaires soient modifiés en conséquence. Au demeurant, de nombreuses écoles et universités ont réduits unilatéralement les salaires de leurs enseignants et employés, sans parler de ceux qui ont été licenciés sans préavis.

 

Les étudiants, maillon le plus faible ?

Les étudiants, eux, sont la base de la pyramide. Ce sont eux qui assument les conséquences les plus lourdes de la récession, que ce soit au niveau des difficultés d’inscription ou au niveau de la diplomation et du chômage. Même ceux qui s’en sont tirés de justesse et ont réussi à poursuivre leurs études à l'étranger se sont retrouvés prisonniers des circulaires bancaires imposant des restrictions à leurs retraits et aux transferts qu’ils recevaient de leurs familles, entravant ainsi leur carrière universitaire.

Au Liban même, la crise a provoqué de nombreux changements dans la structure étudiante, dont le plus important est le phénomène de la « migration interne », qui prend d’abord la forme du passage de l'enseignement privé à l'enseignement public. À titre d’exemple, on estime que l'Université libanaise comptera cette année entre 5 000 et 6 000 étudiants supplémentaires, et ce en raison de :

1- La « migration » du privé vers le public.

2- Le retour au pays des étudiants qui ne peuvent pas terminer leurs études à l'étranger après l'effondrement du taux de change.

3- Les étudiants diplômés sur attestation.

En deuxième lieu, on entend également par « migration interne » celle des étudiants qui abandonnent l’université, principalement en raison de leur incapacité à assurer les frais d’inscription, ce qui est une forme de chômage masqué. Tout cela a nécessairement un impact sur le niveau de l'éducation au Liban. Sans parler du coût élevé des livres, de la papeterie, du transport et des communications ...

C’est dans ce contexte que, Rana, ex-étudiante d'une université privée, déclare : « J'ai choisi de poursuivre mes études à l'Université libanaise pour des raisons financières. Je viens de terminer ma deuxième année, et il me reste encore 3 ans d’études. J’aurais pu terminer mes études là où je m’étais d’abord inscrit, si les frais étaient maintenus au taux de change de 1 500 LL pour un dollar. Toutefois, la situation n’étant pas certaine, j’ai décidé de ne pas prendre le risque de me voir placée en milieu d'année devant le fait accompli d’une majoration de frais qui m’obligerait à arrêter mes études, et donc à perdre une année. Bien entendu, ce n’est pas le cas des étudiants de dernière année qui acceptent d’encaisser le coup en cas de majoration des frais, sachant qu’ils en sont à leur dernier semestre.

Et Rana d’ajouter: « Les conséquences de ces décisions ne sont pas seulement financières. Cette hésitation et cette indécision à faire un choix (en fonction de données inconnues) exercent également sur nous une pression psychologique ».

Les clubs étudiants indépendants, eux, estiment que la dégradation de la situation financière va modifier de fond en comble l'approche des étudiants en matière d'éducation. Ces derniers sont en effet à la recherche du moindre coût, indépendamment de la qualité de l’enseignement, n’ayant plus les moyens de s’offrir le « luxe » de doubler leur année, ou d’entamer une nouvelle année universitaire, s’ils ont l'intention de réduire leurs heures de cours pour travailler parallèlement à leurs études. Et cela entraîne à son tour de nouveaux problèmes.

En dépit de tout, il n'est pas juste de considérer les étudiants comme le maillon le plus faible, pour la simple raison qu’ils ont conscience de leurs droits. C'est ce qui les a situés à l'avant-garde des groupes révolutionnaires actifs au Liban. La plupart d'entre eux, grâce au soulèvement du 17 octobre, ont mûri dans l’attention qu’ils accordent aux affaires publiques et réussi à médiatiser leurs problèmes internes, en y sensibilisant l'opinion publique. Les voilà enfin depuis des mois à rejoindre des organisations estudiantines de base, d’orientation laïque et démocratique.

 

L'horizon est presque bouché

On le voit donc, la situation peut paraître sans issue. La crise du secteur de l'éducation faisant partie de la crise du système, se dit-on, elle ne sera réglée qu’avec le règlement de la crise systémique. Toutefois, par le biais de mesures spécifiques et urgentes destinées à limiter les séquelles de l'effondrement, une réorganisation du secteur reste possible.

Administrativement, quelques mesures liées aux politiques du secteur public sont désormais urgentes. Comme la détermination des cadres de l'Université libanaise et des écoles secondaires publiques, en raison et comme conséquence de la suspension de l’embauche clientéliste dans le secteur public. Sur un autre plan, certains professeurs trouvent que c'est le moment opportun pour remettre la formation professionnelle au premier plan, par-delà les préjugés négatifs qui affectent ce genre d’études. Le passage à l’enseignement professionnel répondrait à la saturation dont souffre l'enseignement universitaire classique. Il fournirait au marché du travail les professionnels dont il a besoin aujourd’hui, et répondrait en partie au problème du chômage.

Sur le plan économique, il n’y a pas d’autre solution que de restructurer le Budget général du gouvernement, de manière à donner la priorité aux secteurs productifs, y compris à l’éducation. D'un autre côté, il faut mettre un terme à la dilapidation des ressources et réinvestir dans les aptitudes nationales en matière d’affaires et de recherche scientifique, et cesser ainsi de solliciter à ce sujet les entreprises étrangères. Quant à la confusion, elle est dans le dossier de l'enseignement à distance, et il ne semble pas qu'il y ait échappatoire au « sacrifice » d'une génération à cause des politiques de rafistolage.

« Crise passagère ? ». Non, cette fois, la crise est structurelle. Si elle n'est pas traitée radicalement aujourd'hui, des crises plus graves éclateront plus tard. Le moment est donc venu pour nous de réorganiser nos priorités et de prendre conscience que le secteur de l'éducation – grâce aux connaissances et aux capacités humaines qu'il produit – est le garant fondamental de la survie de la société.

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